INTERVIEW . L’activation à distance des micros et des caméras d’appareils de certains suspects sera bientôt légale. Une atteinte aux droits fondamentaux, selon l’avocat Élie Touitou.
Après les sénateurs, les députés ont approuvé, à 80 voix contre 24, mercredi l’un des articles les plus polémiques de la nouvelle loi de programmation de la justice. Les députés du camp présidentiel, de LR et du RN ont voté pour. Ceux de la Nupes ont voté contre, comme le président du groupe Liot, Bertrand Pancher. Celle-ci n’a maintenant plus qu’à être promulguée.
Les enquêteurs auront dorénavant la possibilité d’activer à distance, et à leur insu, les micros et les caméras des téléphones, ordinateurs et autres appareils électroniques des personnes visées par des enquêtes portant sur la criminalité organisée et le terrorisme, pour des crimes ou délits passibles d’au moins dix ans de prison.
Les données de géolocalisation contenues dans les appareils électroniques de toute personne soupçonnée d’un crime ou d’un délit passible d’une peine d’au moins cinq ans de prison pourront aussi être enregistrées et collectées. Une pratique déjà mise en œuvre par les services de renseignements, mais dont l’inscription dans le droit pose question, notamment en matière de respect de la liberté individuelle et de protection de la vie privée. Élie Touitou, avocat au cabinet Féral, a répondu aux questions du Point.
Le Point : Cette nouvelle loi permet-elle de faire de n’importe quel appareil électronique un « mouchard » ? Qu’introduit-elle de nouveau par rapport aux dispositions existantes ?
Élie Touitou : Jusque-là, il était légalement possible aux policiers de mettre en place des dispositifs de surveillance comme des écoutes téléphoniques ou d’obtenir des données de connexion sur réquisition. Cette loi les autorise dorénavant, dans des conditions strictes, à activer à distance des appareils électroniques de toutes sortes, des téléphones portables et des tablettes, bien sûr, mais aussi tout autre objet connecté, comme un téléviseur, une voiture ou une caméra connectée. Le texte mentionne les « appareils électroniques », ce qui inclut une infinité de possibilités pour procéder à une captation de l’image et du son et des données de géolocalisation.
Il y a évidemment une course technologique entre les services d’enquête et la criminalité organisée, qui tente de déjouer les méthodes de surveillance en redoublant d’ingéniosité. Le législateur croit pouvoir rattraper son retard en ajoutant une nouvelle arme au dispositif déjà existant. Cette méthode de surveillance est d’ailleurs déjà largement utilisée par les services de renseignements. Elle entre désormais dans le « droit commun ».
Qui peut être ainsi « espionné » ?
Concernant la captation du son et de l’image, l’enquête doit porter sur une infraction punie d’au moins dix ans d’emprisonnement, et sur une infraction punie d’au moins cinq ans d’emprisonnement pour la captation des données de géolocalisation.
On parle donc de criminalité grave, mais, en réalité, l’inflation des textes permet d’inclure dans le dispositif de nombreuses infractions. Le recel est, par exemple, puni de dix ans d’emprisonnement et beaucoup d’infractions peuvent donner lieu à cinq ans d’emprisonnement. Porter atteinte à un STAD, un système de traitement automatisé de données, en accédant sans droit à un fichier informatique, par exemple, en est une. On est loin d’un meurtre ou de ce que l’on peut imaginer être de la criminalité grave : pourtant, avec cette loi, en être soupçonné pourrait conduire à la mise en œuvre de cette mesure, extrêmement attentatoire aux libertés individuelles.
Quel est le cadre légal ? Y a-t-il des exceptions ?
Le juge des libertés et de la détention, saisi par le procureur ou le juge d’instruction, doit autoriser cette mesure au préalable en motivant spécialement sa décision. Il y a donc un contrôle préalable par un juge indépendant. En outre, les sénateurs, les députés, les huissiers, les médecins et les journalistes (avec carte de presse), et certains lieux, comme les cabinets d’avocats, ne peuvent pas être visés par une telle mesure de surveillance. Cette mesure est aussi limitée dans le temps.
Si quelqu’un est placé sur écoute, toutes les personnes qu’il fréquente seront, elles aussi, susceptibles d’être espionnées et enregistrées à leur insu.
Quels risques cela pose-t-il en termes de libertés et de protection de la vie privée ?
L’arsenal de lois répressives et de surveillance s’est renforcé de manière impressionnante ces dernières années. Cela peut susciter une inquiétude légitime, car l’expérience a montré que ces textes finissent souvent par être détournés de leur finalité initiale. C’est ici que l’avocat, comme le juge, joue un rôle décisif pour lutter contre d’éventuelles dérives.
Ce dispositif constitue une atteinte grave aux droits et libertés fondamentaux des personnes concernées en ce qu’il permet de s’introduire dans leur intimité, ce n’est pas réjouissant. Il faut aussi rappeler que, lorsqu’on est soupçonné, on n’est pas coupable.
Enfin, si quelqu’un est placé sur écoute, toutes les personnes qu’il fréquente seront, elles aussi, susceptibles d’être espionnées et enregistrées à leur insu. Ce n’est pas rien, et cela peut viser beaucoup de monde. Par ce biais, les enquêteurs pourront découvrir des infractions qu’ils ne soupçonnaient pas. Et, que le moyen utilisé pour obtenir l’information soit licite ou non, l’autorité de poursuite sera informée d’une infraction qu’elle ne cherchait pas, et elle pourra s’en servir. C’est problématique.
Néanmoins, le texte prévoit un certain nombre de garanties. Et, si on se place du côté des victimes, on ne peut que constater que de plus en plus d’enquêtes pénales n’aboutissent pas face aux difficultés croissantes rencontrées par les enquêteurs pour collecter de la preuve, certains délinquants ayant bien compris comment déjouer les filatures numériques. Cette méthode n’est toutefois pas la panacée : on ne doute pas que les utilisateurs les plus agiles trouveront des moyens de contournement.
Tout appareil électronique comporte un risque d’intrusion : installer une caméra chez soi, par exemple, présente un risque.
Est-ce techniquement réalisable ?
Le texte prévoit que le procureur ou le juge d’instruction puisse désigner un expert judiciaire pour l’assister techniquement. En pratique, nos appareils électroniques sont affectés de failles de sécurité que les enquêteurs vont pouvoir exploiter pour les activer à distance. Cela doit nous alerter sur la nécessité d’être vigilants en matière de cybersécurité et nous pousser à adopter les bonnes pratiques. Si on ne veut pas que les failles de nos appareils soient exploitées, il nous appartient de prendre des mesures de sécurité informatique, comme mettre à jour régulièrement nos téléphones. Il s’agit d’une mesure de sécurité de base, qui permet de se prémunir aussi bien des tentatives d’intrusion des hackeurs que de celles des enquêteurs. Enfin, il faut aussi se rappeler que tout appareil électronique comporte un risque d’intrusion : installer une caméra chez soi, par exemple, présente un risque.
La captation des conversations n’est-elle pas déjà pratiquée par certaines entreprises ? On a tous déjà eu l’impression que les publicités ciblées de nos téléphones réagissaient à notre dernière conversation…
En effet, certaines entreprises peuvent avoir accès aux micros des téléphones portables, et parfois même avec l’accord des utilisateurs ! Cela peut être mentionné dans la politique de confidentialité, certes parfois dans un langage difficilement intelligible et en petits caractères… Cela rend cette collecte de données illicite.
Nous ne pouvons qu’inciter les utilisateurs qui veulent protéger leur vie privée à être attentifs aux contrats qu’ils signent et que personne ne lit. Il s’y trouve des informations très intéressantes sur ce qui est fait de nos données personnelles. Et, si cela reste flou, il est toujours possible d’exercer ses droits en demandant à l’entreprise concernée d’accéder à toutes les données personnelles qu’elle collecte à notre sujet !
Propos recueillis par Lou Roméo
Publié le 07/07/2023 à 07h15